
Juin082025
Eclipse à marée haute
Aujourd’hui je suis en apnée. Je n’ai pas encore l’équipement. Je suis novice en plongée.
Cette journée va être un enfer je le sais.
Pour surmonter cette épreuve, j’ai blindé mon planning. Tête sous l’eau, on entend moins bien la vie. Aucun temps mort. Pas une bulle de répit. J’enchaîne les rendez-vous ce matin. Je remplace un collègue absent ce midi. Au boulot je suis en mode automatique à 20000 lieues sous les mers. Y a bien une faille : un moment où je suis seule en mode rédaction de bilan. Pas sûre d’arriver à respirer. Je n’ai ni sous-marin, ni scaphandre et définitivement très peu d’oxygène. Encore moins sûre d’être productive. Je ferai mieux plus tard. Aujourd’hui, l’objectif est juste de pas crever asphyxiée. J’ai placé mon cours de 4h en fin d’après-midi jusqu’à 19h30, tant pis pour les étudiants. C’est pour ma survie. Puis j’enchaîne avec la danse. Et ensuite, je dois revoir pour la première fois ce mec qui me plaît bien. Pas de temps mort, j’ai dit. Faut continuer à nager. De quoi m’occuper l’esprit et ne pas penser. Je vais peut-être réussir à passer cette journée sans mourir noyer dans mes propres larmes.
Aujourd’hui, ça aurait fait 20 ans. Plus de la moitié de ma vie.
Aujourd’hui, j’ai mal partout. Aux mains, aux côtes et aux yeux. A la tête, au cœur et au corps.
Je sais déjà pas comment j’ai fait pour réussir à me lever ce matin. Et mon objectif premier est de mettre un pied devant l’autre. On va avancer par étape. Petit pas par petit pas. Et compter les minutes. Un jour, on sera demain. Dans pas si long.
Mais le temps est relatif et aujourd’hui, sous l’eau, chaque seconde pèse des heures.
J’appelle mon frère dans les interstices. Malgré tout, il y a des brèches dans mon château de sable. Il me permet de continuer à respirer. J’ai l’impression de faire une course sans fin où tu as interdiction de t’arrêter sous peine de clamser. Inspirer. Expirer. C’est comme ça qu’il faut faire. Penser à respirer. Inspirer. Expirer.
Chaque minute qui passe où je ne me suis pas effondrée est considérée comme une victoire.
Je déroule mon cours. Malheureusement, il m’est si familier que ça ne suffit pas à ne pas laisser mon esprit vagabonder vers d’autres rives que je m’interdis aujourd’hui.
Ce mec a annulé au dernier moment. Ma soirée tombe à l’eau, alors que j’arrive à mon cours de danse. Mais comment je vais faire pour survivre à la nuit ? La lune est là mais on n’est pas encore demain.
Tant pis. Après la danse c’est décidé, je file au bar d’à côté. J’y étais déjà la veille après tout. Depuis que ce copain m’a dit qu’on pouvait y être bien, avec des gens bien, j’en ai fait l’annexe de chez moi. Une oasis de paix constituée de plus d’alcool que d’eau. Y a de grande chance que je boive. Ça m’empêchera peut-être de boire la tasse. Et que je ne rentre pas seule. Je n’arrive pas à me résoudre à passer la nuit toute seule ce soir.
La danse. Ça libère la danse.
Cette énergie.
La musique. Les percussions. L’effort physique. La sueur. Les sourires.
Quelques instants, je ne pense pas. Les vagues me laissent un peu de répit.
Mais le cours se termine. Ça y est. Je ne peux pas rentrer. Je vais probablement me mettre minable. Ça va pas. Je suis loin de la surface.
Mais à ce cours, y a cette nana. Elle est belle, comme le jour, comme un feu de la Saint-Jean. Flamboyante. Je sais plus trop comment on entame la conversation, mais on décide d’aller boire un verre ensemble à ce bar. Elle y va régulièrement elle aussi. Une vague relation de cause à effet avec le barman.
Dans ce bar, Y a ce barman. Au bout du bras de ce barman, y a la tireuse à bière. De l’autre côté de la tireuse, y a un mec.
Dans ce bar, y a ce copain qui arrive. Au comptoir, à côté de ce copain, y a un pote de ce copain. C’est ce mec de l’autre côté de la tireuse. Un peu saoul. Un peu lunaire. Un peu poète.
Il chantonne. C’est son job après tout. Il compose. Il me tourne autour. Il aime les fleurs : celles du pantalon de cette fille flamboyante avec qui je suis et celles de mes chaussures.
Ce copain passe toujours « juste pour un verre » « pas longtemps », genre parce qu’il est garé en double-file avec son p’tit vélo jaune… Et à l’heure de la fermeture, il n’est pas rare qu’il soit encore là ! J’aime bien quand il est là. Ça me rassure. Ce soir-là, il a pour mission de ramener son pote au port, tel un sémaphore. C’est pas gagné. Celui-ci n’a pas l’air d’avoir envie de quitter le comptoir qui lui sert de radeau.
On discute avec cette fille. C’est un vrai rayon de soleil. J’apprends qu’elle aussi, est maman solo de 2 trésors. Depuis quelques années. On partage nos parcours. Elle a 3 ans d’avance sur moi, mais ses gosses avaient l’âge des miens quand elle s’est séparée de leur père. Moi, je suis sous l’eau en ce moment. Elle, elle commence à surfer plutôt pas mal. Moi pour le moment j’ai pas de planche ! Elle me dit : « il paraît qu’en théorie il faut un tiers du temps de la relation pour s’en remettre tout à fait ». Super… ça fait 2 mois ½ que je suis séparée, j’en ai donc encore pour plus de 2286 jours avant de sortir de l’eau, de sécher, de me dessabler, de rentrer chez moi, de prendre une douche et de me rhabiller... pfff… On rit. On boit quelques bières. Je l’aime bien. C’est une de ces valkyries avec le sourire, droite dans ses bottes, douce et déterminée et l’aura rayonnante. Merci le tsunami de l’avoir fait entrer dans ma vie.
Et ce mec vient nous parler en vers plutôt qu’en verres. Il est dans la lune. Il me plaît bien. Quand mon pote part, il me le confie. En vrai c’est moi qu’il confie à son pote. Mais il ne le sait pas.
L’alcool et les rencontres me tiennent compagnie cette nuit. Je me sens plus légère. J’arrive à respirer de nouveau. J’ai plus les yeux à marée haute, plutôt le cœur à marée basse, ce qui me permet de pécho plutôt que de pécher à pied.
Ce soir, je ne rentre pas seule.
Sous la lune, main dans la main, on s’arrête toutes les 3 respirations pour se rouler des pelles sur les capots des voitures garées le long du chemin jusqu’à chez moi. Sous la lune, main dans la main, j’entends le petit air qu’il chantonne depuis le début de la soirée. Et moi je me dis que Mano a toujours raison… La lune reflète vraiment par terre comme une étoile de mer. Sous la lune, main dans la main, il me dit que je suis lumineuse. Et ça me suffit.
Ce soir, il fait partie de l’équipe de sauveteurs en mer qui m’ont secourue.
Ce soir, je me dis que je le reverrai pas ou que je le reverrai peut-être.
C’est arrivé, quelques autres soirs de lune. Ça réchauffe le corps.
Mais c’est surtout elle que j’ai revue.
La sororité, ça réchauffe le cœur.
Ce soir-là, plus important qu’une équipe de sauvetage, j’ai rencontré une amie.
Illustration : P1X3L